Rémy Cointreau : entre tempête conjoncturelle et cap premium
- Administrateur
- 18 juin
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Introduction – Un emblème français du spiritueux de luxe
Rémy Cointreau incarne la rencontre de deux maisons tricentenaires – le cognac Rémy Martin et la liqueur Cointreau – unies depuis 1990 autour d’une même ambition : hisser les spiritueux au rang d’art de vivre. Adossé à un actionnariat familial soudé, le groupe assume une identité de « boutique de luxe » plus que de géant de volumes : 14 marques uniquement premium ou ultra-premium, moins de deux milliards d’euros de chiffre d’affaires et 1 900 collaborateurs, mais une valeur de marque qui rivalise avec les plus grandes maisons de luxe. Après dix ans de croissance ininterrompue, l’exercice clos fin mars 2025 a pourtant signé un recul brutal des ventes (–18 %) – rappelant qu’un positionnement sélectif n’immunise pas contre les cycles ni contre les tensions géopolitiques. Ce revers conjoncturel interroge : la « premiumisation » reste-t-elle le bon cap ? Les fondamentaux du cognac sont-ils durablement menacés ?
Un portefeuille resserré mais iconique
Deux divisions complémentaires. La Maison Rémy Martin concentre 65 % des ventes : des cognacs Fine Champagne (VSOP, XO) et l’icône Louis XIII, vendu jusqu’à 4 000 € la carafe. L’activité Liqueurs & Spiritueux (35 %) orchestre une mosaïque de marques d’origine : Cointreau (triple-sec), The Botanist (gin), Bruichladdich et Octomore (single malts d’Islay), Mount Gay (rhum de la Barbade), Metaxa (brandy grec), Telmont (champagne biologique) ou encore la nouvelle signature Maison Psyché (parfums d’exception liés à Louis XIII).
Un ancrage terroir. Chaque marque cultive un récit de lieu : vignobles calcaires de Grande Champagne, terres volcaniques de l’île d’Islay, cannes à sucre coralliennes de la Barbade. Cet ancrage légitime la stratégie de prix élevés et nourrit un marketing d’expérience – visites de domaines, ateliers d’assemblage, bouteilles numérotées.
Un « mix produits » volontairement polarisé. La direction veut porter à 60-65 % la part du chiffre d’affaires généré par des bouteilles vendues plus de 50 USD. Début 2025, le seuil est déjà franchi sur le cognac (72 %) et atteint 52 % sur les liqueurs. Cette polarisation élève mécaniquement la marge brute (72 % visée) mais réduit la profondeur de marché : l’élasticité prix devient critique lors des retournements.
Géographies clés et distribution
Dépendance sino-américaine. L’Asie-Pacifique représente 55 % des ventes de cognac et les Amériques 33 %. Les fluctuations de consommation à Shanghai ou à Miami ont donc un impact immédiat sur le groupe. L’Europe, plus diversifiée (12 % du cognac, 28 % des autres spiritueux), joue un rôle d’amortisseur mais reste insuffisante pour compenser un choc simultané en Chine et aux États-Unis.
Rôle déterminant du travel retail Les boutiques duty-free – moteur historique pour Rémy Martin et Cointreau – n’ont pas encore retrouvé le trafic pré-pandémique, en particulier sur l’île de Hainan et dans certains grands hubs américains. La persistance de restrictions sanitaires locales en 2024, puis l’alourdissement des droits d’accise chinois, ont amputé la visibilité de ce canal.
Accélération de la vente directe. Pour réduire la dépendance aux grossistes et contrôler l’expérience, Rémy Cointreau déploie une distribution intégrée : « flagships » Louis XIII à Pékin et Shenzhen, diplomates de marque dans 30 pays, plateforme e-commerce multimarque. L’ambition : porter à 25 % la part des ventes réalisées en direct d’ici 2029, contre environ 12 % aujourd’hui.

Gouvernance : stabilité familiale et nouveau souffle managérial
La famille Hériard Dubreuil, via Orpar et Récopart, contrôle 56 % des droits de vote ; la présidence du conseil est assurée par Marie-Amélie de Leusse. Cette concentration pérennise la vision à long terme, mais peut ralentir certaines ruptures stratégiques. L’arrivée de Franck Marilly – passé par Chanel et Shiseido – marque une volonté d’enrichir l’expertise retail et digital ; le duo présidente/DG illustre le modèle de gouvernance « à la LVMH » qui sépare la supervision stratégique de l’exécution opérationnelle.
Décryptage de la crise 2024-25
Un choc réglementaire sans précédent
En octobre 2024, Pékin impose une surtaxe antidumping de 38 % sur les cognacs européens. Aussi brutale qu’inattendue, la mesure frappe un segment ultra-premium dont les volumes se monnayent en dizaines de millions d’euros. Les distributeurs chinois cessent immédiatement leurs commandes, et les stocks bloqués dans les ports ne peuvent être réacheminés vers d’autres marchés du jour au lendemain.
Le déstockage américain
Aux États-Unis, la vague d’achats post-COVID (2021-22) a gonflé les inventaires des grossistes. Le ralentissement économique et l’inflation de 2023 poussent ces acteurs à déstocker agressivement : les expéditions de Rémy Martin chutent alors que la consommation finale se maintient. Le cognac étant un produit de garde, la reconstitution des stocks prend du temps ; le point bas n’a été atteint qu’au quatrième trimestre 2024-25.
Effet ciseaux sur les marges
Face à un chiffre d’affaires en retrait de 18 %, le groupe lance un plan d’économies de 50 M€ : gel des recrutements, priorisation des dépenses marketing, optimisation logistique. Malgré cela, la marge opérationnelle recule de quatre points, à 25 %. Le levier prix – habituellement puissant – se heurte à la sensibilité des acheteurs américains et à l’absence de canaux de compensation vers la Chine.
Les fondamentaux du luxe liquide demeurent intacts
Le ralentissement actuel ne remet pas en cause la dynamique structurelle de la « premiumisation ». La classe moyenne supérieure chinoise continue de croître – 70 millions de nouveaux ménages à horizon 2030 – et les États-Unis restent le premier marché de spiritueux haut de gamme. Le gin artisanal et les whiskies tourbés affichent des taux de croissance annuels moyens à deux chiffres. Surtout, les barrières à l’entrée (temps de vieillissement, savoir-faire, terroir) protègent durablement les marges : un XO nécessite huit ans de fût, un single malt Octomore dort cinq ans dans les chais battus par l’Atlantique. Cette inertie limite l’arrivée de nouveaux concurrents crédibles.
Avantage concurrentiel et comparatif sectoriel
Face aux « méga-groupes ».Contrairement à LVMH ou Pernod Ricard, Rémy Cointreau n’entretient pas de portefeuille mass-market. Cette spécialisation confère une aura artisanale mais élève le risque de concentration géographique. La stratégie de « luxe pur » rappelle Hermès plus que Moët Hennessy : croissance plus modeste, mais pricing power supérieur et contrôle narratif total.
Barrière culturelle.Le cognac reste perçu comme un marqueur de statut en Chine et auprès de la diaspora afro-américaine aux États-Unis. L’ADN français, les produits numérotés, la rareté du territoire Grande Champagne contribuent à maintenir un premium tarifaire que ni le brandy californien ni le baijiu haut de gamme ne sont parvenus à combler.
Leviers de rebond 2025-2030
Fin du cycle de déstockage américain Les données Nielsen montrent un retour à la croissance des déplétions (ventes au détail) de Rémy Martin depuis avril 2025. Cette reprise devrait se refléter dans les expéditions au second semestre de l’exercice 2025-26.
Normalisation commerciale Chine-UE Les discussions bilatérales laissent espérer une levée progressive des surtaxes sur le cognac avant fin 2026. Historiquement, la demande rebondit fortement après de telles parenthèses protectionnistes.
Montée en puissance de Cointreau et The Botanist Moins exposées à la guerre douanière, ces marques ont cru de plus de 10 % au quatrième trimestre 2024-25. Le gin premium bénéficie d’un engouement cocktail chez les Millennials asiatiques, et Cointreau capitalise sur la vague Margarita/Spritz aux États-Unis.
Distribution directe et digitalisation Le groupe investit 100 M€ sur cinq ans pour ouvrir onze flagships Louis XIII en Chine et déployer un e-shop mondial. L’objectif : capter la donnée client, personnaliser l’expérience (cadeaux gravés, visites de chais virtuelles) et accroître la marge opérationnelle de deux points.
Innovation produitRémy Cointreau renforce son pipe R&D : Louis XIII Rare Cask, série limitée à 775 carafes, ou Mount Gay Andromeda, rhum de 30 ans. Ces éditions amplifient la désirabilité et repoussent le plafond de prix au-delà de 40 000 € la bouteille.
Conclusion – Cap maintenu sur l’exception
La crise 2024-25 rappelle qu’un modèle fondé sur la rareté et l’exportation peut vaciller sous le double choc d’un déstockage américain et d’un protectionnisme chinois. Pourtant, la valeur intrinsèque du portefeuille, la vigueur séculaire du luxe liquide et la capacité de Rémy Cointreau à piloter son mix constituent des atouts différenciants. Le nouveau tandem dirigeant doit maintenant prouver qu’il peut accélérer la diversification géographique, déployer la vente directe et défendre son pricing power, tout en demeurant fidèle à l’esprit terroir qui fait la singularité du groupe.
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